Un passé empaillé
Jean-François Nadeau
page a3
Le lundi, de 21 h à 21 h 30, nous aurons désormais droit à la vérité à propos des " phénomènes étranges et inexpliqués depuis 40 ans ". Les conséquences du choc pétrolier ? La Grèce des colonels ? Les manoeuvres économiques de Margaret Thatcher ? La lutte pour le pouvoir en Afghanistan ? Le génocide au Rwanda ? Le référendum québécois ?
Nenni. Rien de tout ceci.
Historia, la chaîne spécialisée en histoire, nous offre plutôt à compter de ce soir une soupe bien salée concoctée par Christian Page, spécialiste " des ovnis aux maisons hantées ". Titre de l'émission : L'enquêteur du paranormal.
Sur la même chaîne, juste avant, on pourra voir un épisode de la série Nos ancêtres les extraterrestres. Tout cela est suivi par une série consacrée à Adolf Hitler qui, nous raconte-t-on, aurait vécu en Argentine après 1945. À défaut de faire preuve de probité intellectuelle en examinant des travaux historiques sérieux, les deux inconnus qui conduisent cette série de huit heures suivent une piste créée selon les seuls besoins de leurs élucubrations fermentées.
Que nous dit sur notre société et son rapport à l'histoire cette programmation qui confond allégrement avec les connaissances historiques les faits divers, les anecdotes, les élucubrations complotistes et fantaisistes ? À quand une série qui nous expliquera en fabulant gaiement comment les extraterrestres ont aidé Hitler à s'enfuir à la fin de la guerre ?
En une seule journée de programmation défile à l'enseigne d'Historia quantité d'épisodes de la vie théâtralisée de prêteurs sur gages. Dans Pawn Stars, des objets plus ou moins anciens, liés à la seule culture populaire, sont présentés aux membres d'une famille mal dégrossie de prêteurs sur gages qui essaient d'évaluer à quel prix ils pourraient les revendre afin d'en mieux négocier l'achat. Dans Cash Cowboys, deux brocanteurs canadiens s'intéressent sur le même mode de la téléréalité à différents objets, " pourvu qu'ils puissent les acheter à bon prix ". Il y a aussi Des A$ de la brocante, un calque de ce même univers de l'achat-revente, mais nappé d'une sauce québécoise.
Même dans ses profondeurs, le passé est envisagé comme un espace où tout se juge à la surface de l'argent. Le téléspectateur prend toujours moins la température du passé dans ces émissions que celle d'un présent réduit à la seule idéologie de l'argent.
Ce même rapport limité au passé est décliné aussi dans le jeu-questionnaire intitulé La course aux trésors d'Historia. Au beau milieu du Marché aux puces Saint-Michel à Montréal, les concurrents peuvent remporter 1000 $. Ils doivent à cette fin " être stratégiques et performants pour reconnaître la valeur des trésors dispersés dans les différents kiosques ".
Il est significatif par ailleurs de voir que l'idée de conservation est à peu près évacuée de toutes ces émissions, malgré des simulacres pour convaincre du contraire. Dans l'émission américaine traduite sous le nom de L'atelier de restauration, des bricoleurs à gages imposent en fait une conception étriquée de la conservation qui obéit aux seuls désirs de ceux qui les engagent. Aucune réserve quand vient le temps de poncer, de souder, de décaper, de débosseler et de repeindre allégrement de façon à créer des originaux en simili ou encore de vagues interprétations de l'objet original. Ce n'est plus l'objet qui est célébré, mais son double, au nom de l'argent.
L'omniprésence de l'automobile dans plusieurs émissions de cette chaîne est aussi significative d'une idéologie générale. Combien de minutes consacrées chaque jour au chrome, aux calandres et aux bielles de moteur comme s'il s'agissait d'autant de pinacles de l'histoire de l'humanité ? Le véhicule ultime de cette maigre conception de l'histoire apparaît dans la figure du char d'assaut. Dans la série Tank : les grands combats, on donne jusqu'à plus soif la liste des détails techniques de ces engins dans une suite de minces récits qui négligent de donner un sens à ces affrontements dans leur épaisseur historique, comme si cela s'avérait d'ailleurs parfaitement sans importance.
À travers tout cela, bien peu de contenu québécois, si ce n'est pour montrer que nous ne sommes que des spectateurs de l'histoire sans grand récit. Dans l'émission Le polygraphe, nous voici par exemple devant deux adolescents qui, " possiblement ", rencontrent " deux truands sans envergure " près du pont Jacques-Cartier, le tout sur fond de musique tragique avec en prime une reconstitution d'une scène de drame à l'aide de figurants. Rien qui dépasse le stade de l'anecdote et du divertissement morbide. C'est le tout-à-l'image sans conséquence et le rien à l'histoire.
A-t-on besoin par ailleurs de l'humoriste Michel Barrette interrogeant le chroniqueur judiciaire Claude Poirier pour envisager sous un angle nouveau l'assassinat de John F. Kennedy ? Nous manquait-il vraiment le témoignage du chanteur Sylvain Cossette pour apprécier à leur juste valeur les chansons de Simon Garfunkel ?
Il est étonnant de constater à quel point une chaîne subventionnée et vouée en principe à l'histoire fait peu de cas des historiens et de la société où elle est située pour présenter en définitive une histoire inerte, faite surtout de lambeaux de souvenirs matériels. C'est son droit, bien évidemment. Comme c'est le mien de le regretter.
http://www.ledevoir.com/culture/television/485754/un-passe-empaille